• Vichy, été 1854 - Lettre n°1

     Vichy, le 31 juillet 1854

     Vichy, été 1855Chère Amie,

    Deux mois déjà que je séjourne à Vichy les Bains !

    Parmi toutes les sources thermales dont la France est si bien pourvue, celle-ci fait aujourd’hui l’objet d’un véritable engouement auprès des riches désœuvrés, oisifs par nature, et de tous les souffrants qui espèrent y puiser la santé…

    Notre ami commun, George D. vient de me rejoindre (il attendait que la saison batte son plein) ; il m’a remis votre missive.

    Vous me rappelez que, depuis longtemps, je promets de vous écrire une de ces lettres qui pourrait enfin contenter votre insatiable curiosité sur l’emballement que soulèvent depuis peu, les sources thermales de Vichy. J’aurais bien aimé pouvoir satisfaire plus tôt le désir que j’en avais moi-même mais, comme vous le savez déjà, le temps manque toujours à celui qui s’occupe.

    Ceci posé, il faut bien vous avouer aussi que j’avais un peu d’embarras à rédiger ces quelques lignes. Que vous dire ?

    Outre l’engouement précité des curistes, vous parler des désœuvrés de la capitale qui viennent y prendre les eaux, comme l’on dit, espérant l’espace d’un été trouver un remède à leur ennui, ou le bonheur de tous les avenirs rêvés, de l’entêtement à les croire possibles, du triomphe de l’expérience sur l’espérance ?

    Faut-il vous raconter les maladies de l’époque (excepté des pestiférés, on trouve de tout à Vichy) et de son individualisme monstrueux (un mal bien français, tout à fait incurable) ?

    Vous parler des souffrants qui débarquent ici, dès le mois de mai, espérant tirer quelques forces des eaux bicarbonatées des sources ? Qu'ils viennent du Nord ou du Midi, ils appartiennent aux classes opulentes ou laborieuses, soldats de l’armée d’Afrique, employés de la Compagnie des Indes, Anglais minés par le spleen, habitants du Nord ruinés par les abus d’alcool, les goutteux, les phtisiques, les fiévreux, les villageois empruntés et timides, les citadins élégants et avantageux, diplomates au repos, acteurs en congés, auteurs épuisés, spéculateurs réfléchis, jeunes femmes évaporées… 

    Toute cette population de « malades » se rassemble, chaque année, sur les bords de l’Allier, fournissant au touriste bien portant (comme Georges et votre dévoué serviteur) un échantillon assez fascinant de notre société.

    C’est, dit-on, grâce à l’habile et intelligente direction du dernier directeur de l’établissement thermal que ces eaux ont suscité un véritable engouement depuis dix ans déjà.

    Mais, c’est bien plus, n’en doutez pas, la beauté des paysages, la douceur de vivre et les vertus de ses sources qui attirent cette foule qui vient, chaque année, chercher sous les ombrages denses, outre une alternative à la canicule, un traitement sans remède et une guérison sans douleur. 

    Qu’importent finalement les vertus, celles des eaux et des savants docteurs, au buveur d’eau flâneur, « fashionable », amoureux, touriste comme l’Anglais en spleen, qui vient pour s’amuser et tromper son ennui ?

    Vichy, sans ses divertissements, n’accueillerait que des malades.  Cependant, la vie, aujourd’hui, y est bien plus réjouissante que ne la décrivait en son temps, Madame de Sévigné.

    On se trompe généralement sur l’idée qu’on se fait de Vichy avant d’y arriver. C’est une jolie petite ville nouvellement construite, qui plait à ses nombreux visiteurs par la fraîcheur de ses appartements, par la beauté de son parc, par les vastes salons de son établissement thermal  et enfin, par ses sources parsemées au fil des rues et de ses places ombragées.

    Le Vieux-Vichy ne sera bientôt plus qu’un souvenir. 

    La Porte de France, qui n’a été détruite qu’en 1843, se composait de deux tours solides et d’une porte cintrée qui a subsisté, bien conservée dans l’ensemble, ainsi qu’une tête sculptée de barbare de l’époque bas-empire. Une haute tour ronde existe encore qui renferme l’horloge de la ville ; elle n’offre rien de curieux.

    Ses maisons à lucarnes sont démolies, une à une, pour laisser la place à de jolis petits hôtels. 

    Il y a, cependant, d’intéressants souvenirs dans ces vieilles masures. Ne serait-ce que la chambre de Madame de Sévigné que l’on montre dans deux maisons différentes. Mais, celle qui offre le plus de garanties historiques est située au numéro trois de la rue de l’église.

    Des murs de six pieds de haut, des alcôves avec des cabinets de toilettes attenants, le tout bâti dans d’épaisses murailles. Au premier étage, une galerie comme l’on en construisait au Moyen-Âge dans les demeures seigneuriales et enfin, au bout de l’escalier de pierre, une jolie chambre ayant une vue splendide sur tout le bassin de l’Allier et allant se perdre sur les montagnes du Forez où se dessinent, par beau temps, les châteaux de Maulmont et de Busset.

    Huit ou dix lieues de pays que la vue embrasse par une ouverture de quatre pieds carrés. J’ai essayé, en vain, d’imaginer, en ces lieux plutôt rustiques, la marquise admirant ce superbe paysage…                                                                                          

    Cette ville et ses environs si beaux seraient certainement restés ignorés du plus grand nombre sans les précieuses sources d’eaux thermales et minérales qui, depuis deux siècles, sont la cause de l’agrandissement et de la prospérité de Vichy. Mais, c’est surtout notre Empereur (Napoléon III) qui a embelli la ville de Vichy et l’a mise à la mode.

    Plusieurs écrivains anciens en ont parlé avec éloge. L’un deux, Claude Fouet, a dit « qu’il semble que l’art et la nature ayant tenu conseil, aient esté d’intelligence pour l’embellissement de Vichy… »

    Cela n’avait pas échappé aux Romains qui s’arrêtaient de préférence près des sources d’eaux chaudes. Ainsi César, à son retour du siège de Gergovie, ne manqua pas de laisser ses troupes y prendre un peu de repos.

    Quant les eaux de l’Allier sont extrêmement basses, on aperçoit à cent mètres en amont du pont suspendu, jeté en face de Vichy, les pierres d’une première arche assez bien conservée ; on suppose que c’est celle du pont sur lequel serait passé le vainqueur de Vercingétorix.

    Vichy, été 1855 - Lettre n°1Bene vivere et læteri ! Bien vivre et se réjouir ! Telle était la maxime philosophique qui se lisait autrefois sur la porte du « médecin-inspecteur » qui dirigeait les thermes.

    Mais, il eut été plus logique de mettre « bibere » à la place de « vivere ». 

    Quoiqu’il en soit, les étrangers ont vite compris l’intérêt et l’efficacité de cette ordonnance de vie.

    Sans docteurs, à Vichy point de salut. Le premier réflexe de chacun, en débarquant, y compris les bien- portants, c’est d’aller à la recherche d’un médecin  et se soumettre, en silence, à ses ordonnances. Il vous prescrit, ordinairement, plusieurs verres d’eau à prendre à différents moments de la journée, entre lesquels on doit faire deux ou trois fois le tour du parc.

    On se rencontre, on se salue, on se cause et, on entend cent fois par jour, par cent personnes différentes :

    -          - Quel est votre docteur ?

    -          - Combien vous a-t-il prescrit de bains ?

    -          - Je bois six verres d’eau avant déjeuner et huit avant dîner, et vous ?

    -          - Je vous quitte, c’est l’heure de mon eau…

    « On se dit tout, même quand il s’agit de rendre ses eaux et on évoque confidentiellement la manière dont on les rend. » disait la Marquise. Rien n’a changé depuis cette époque.

    On se dirige ensuite vers la fontaine Lardy admirablement située sur une vaste esplanade appelée L’Enclos des Célestins qui domine l’Allier. Un jardin anglais l’entoure procurant un espace de fraîcheur à ceux qui ne veulent pas aller arpenter le parc à une heure trop matinale. 

    C’est le rendez-vous des buveurs. Dès les six heures du matin, une société polyglotte bourdonne autour de cette fontaine comme une compagnie de frelons autour de son nid.

    Là, on se montre les femmes qui font la mode, les hommes politiques du passé et du présent, les artistes en renom…

    Ainsi, j’y ai vu ce matin la fille de l’illustre ministre anglais Robert Peel avec celle, non moins illustre, de Poniatowski ; Monsieur le Maréchal Dode de la Brunerie, le général espagnol Primm, habitués fidèles des thermes… et pendant ce temps, on engloutit quantité de verres d’eau.

    Etourdi… j’allais oublier… le plus capricieux des artistes peintres, Alfred Vernet (arrivé de Paris avant-hier, il devrait à l’heure qu’il est, causer avec Théophile Gautier à Constantinople) a la fantaisie de passer par Vichy et de s’y arrêter.

    Hier matin, cet artiste qui se promenait dans le parc, a croisé plusieurs fois une blonde anglaise au bras d’un élégant jeune homme. Ebloui par la beauté de la belle, le peintre rentre chez lui et, de mémoire, exécute une ravissante miniature qu’il envoie sans explication à l’amoureux de la demoiselle.

    Le soir même, au bal, le jeune homme remerciait discrètement sa jolie danseuse qui nia avec une énergie toute britannique, un cadeau aussi compromettant et déplacé…

     Il fallut enquêter et remonter à la source pour trouver l’explication à l’envoi de ce cadeau inopiné. L’histoire fit le tour des salons, ajouta à la gloire de Vernet et au bonheur des deux amoureux.

    Quand arrive l’heure du déjeuner, toutes les cloches de l’hôtel sonnent en même temps. Aussitôt, dans un ensemble parfait, on se dirige vers la salle à manger, l’appétit aiguisé par toutes ces libations aqueuses.

    En début d’après-midi, de joyeuses parties de campagne s’organisent en cohortes disparates. On en revient fatigué, couvert de poussière : quelques cavaliers ont dégringolé dans des ravins, plusieurs dames ont accroché leurs robes aux épines, se sont tordues les chevilles, ont abîmé leurs chaussures…

    Mais les eaux réparent tout… et puis, on s’est amusé, on a ri.

    On dîne gaiement. Le reste de la soirée est consacré aux concerts, aux réceptions et aux bals.

    Vers les huit heures du soir, les salons de réception de l’établissement thermal se remplissent.

    Un homme, très poli mais peu bavard, vous offre une carte d’abonnement pour vingt francs qui vous donne accès aux salons pour le temps de votre séjour à Vichy. 

    Le premier salon dans lequel vous entrez est un salon de repos, décoré comme tout le reste, avec un goût exquis. Plusieurs tableaux, entre autres ceux de Mesdames Adélaïde et Victoire de France (qui firent construire ce nouvel établissement) ornent les murs.

    Vient ensuite le salon de réception.  À chacune de ses hautes fenêtres, de beaux et riches rideaux de la fabrique d’Aubusson et de chaque côté, des tribunes qui permettent aux paresseux qui n’ont pas eu le temps de s’habiller pour la soirée, d’entendre les concerts qui sont donnés dans la Rotonde.

    Au plafond à filet d’or pendent de riches lustres à pendeloques de cristal qui ajoutent à l’impression de luxe qui vous enveloppe dès l’entrée.

    De ce salon, on entre ensuite dans la salle de billard, on se range avec discrétion et on applaudit ce fameux Rolland qui a quitté Paris pour venir donner des leçons aux amateurs venus en nombre à Vichy. On le regarde, on l’admire, on l’applaudit.

    Lui vous éblouit, vous fascine par la multiplicité de ses coups et de ses carambolages. Il faut le voir s’agiter, interroger celui-ci, prodiguer un conseil à celui-là avec son inimitable accent de Marseille. Il vous conduit et mène une partie en même temps, avec la précision et l’adresse la plus remarquable, et chacun, y compris le général Jacqueminot, se soumet à sa science.

    De là, vous entrez encore dans un salon de société, pendant du premier dont j’ai déjà parlé.

    Maintenant, en revenant sur nos pas, traversons le salon de réception et reposons-nous un instant dans le salon vert, mon salon de prédilection. En effet, de là vous voyez tout et partout, l’ensemble des salons en enfilade. Vous êtes assis sur de moelleux sofas, vous causez avec vos amis – aux eaux, on a bien vite fait connaissance – vous apprenez les nouvelles.

    On disait tantôt que le maréchal de Saint-Arnaud arriverait demain ou après-demain au plus tard.

    Viennent ensuite, les salons de lecture et de jeux. Si vous aimez le jeu, il faut aller vers ces tables qui garnissent les coins de la pièce. 

    Quoique les cartes ne fassent pas fureur, vous pourrez examiner un grand nombre de physionomies. Le joueur désœuvré qui joue parce qu’il ne sait pas à qui parler et parce que Strauss [1, ce soir-là, a la mauvaise idée de donner un concert à la place d’un bal. Celui-là se contente de parier sa pièce de cinq francs, qu’il va perdre ou gagner sans plaisir. En revanche, le joueur professionnel est facilement repérable : il allonge de lourdes piles d’écus, ne rit jamais et n’est jamais content.

    On arrive enfin à la Rotonde, la fameuse Rotonde qui n’a pas sa pareille, avec son plafond à fresques et ses peintures qui reproduisent nos grands maîtres : Haydn, Mozart, Beethoven, Méhul, Puccini, Cimarosa.

    Au-dessus de leurs portraits, une autre peinture représente leurs principaux chefs-d’œuvre sous une forme allégorique. De ce plafond, descend un lustre remarquable par la beauté de son travail et des flots de lumière qui s’échappent de ses mille bougies. Tout autour, comme dans les autres salons, des divans et encore une débauche de bougies ou de lampes à huile qui se reflètent dans les glaces et renvoient le reflet d’une multitude de salons sans fin.

    Dans le fond, l’orchestre de Strauss, l’archet en main – qu’Orphée, en vis-à-vis sur une peinture murale, semble diriger avec lui – imprime le rythme qu’il lui plait aux nombreux instruments qui l’entourent : ou c’est une valse entraînante qui vous retient comme un lacet dans une mesure à trois temps, qui vous fait ralentir ou presser le pas, selon qu’elle se ralentit ou se précipite ; ou une gracieuse « scottish » – très à la mode cette année – qui vous laisse le temps de souffler et d’admirer les charmes de votre cavalière ; ou encore une de ces polka-mazurka qui vous fait danser et rêver dans le même temps. 

    Nous voilà dans le mois le plus brillant de la saison des eaux et c’est le moment choisi par l’élégante aristocratie, la gent financière et les célébrités politiques pour changer d’air et d’habitudes.

    On se plaint généralement à Vichy, de la longueur du jour et du petit nombre de soirées qui passent si vite. En effet, depuis quinze jours, chaque soirée est disputée, numérotée, ordonnée, classée comme des livres de bibliothèque.

    D’abord les jeudis et les dimanches, il n’y faut pas penser : ils appartiennent de droit à Strauss et personne ne s’en plaint. Maintenant, tous les autres jours de la semaine, il y a de jolis concerts – opéras, comédies, vaudevilles – des bals et des concerts dans les hôtels.

    Mais, il n’y a certes pas de fête possible sans Strauss.  Aussi hier, un bal organisé par ses soins réunissait tout ce que la société vichyssoise avait d’aristocratique et d’élégant. Chacun a admiré la précision et l’habileté de sa direction, on l’a félicité sur les morceaux choisis, sur le talent de ses artistes.

    Ce fut un concert de louanges !

    C’est un petit orchestre : douze musiciens seulement, mais ce sont de grands talents. Je citerai Bernardin, le chef d’orchestre du Vaudeville, qui a joué du violon  dès sa sortie du berceau et dont le tout-Paris raffole ; Printz, la première clarinette du Grand-Opéra ; Boëhm, que le Prince de Furtzemberg cède à Strauss seulement pour la saison de Vichy ; Simon, ce flûtiste de grand talent, que la Société des Artistes choisit toujours comme rapporteur ; et jusqu’à la première contrebasse du théâtre des Italiens, Caillot… enfin, Vandehemeuvhel, que les grands artistes veulent tous comme accompagnateurs.

    Ajoutez des pistons, des violons, des altos, des jeunes gens de talent, ce qui fait qu’on éprouve de véritables émotions musicales malgré le petit nombre de musiciens que Paris nous prête pour ces trois mois de saison.

    Outre ces instrumentistes, nous avons aussi les frères Lionnet (Henri et Adrien), des chanteurs comiques mais qui sont aussi de parfaits jumeaux. A leurs débuts, il y a huit jours, de toute la salle s’élevait un murmure de chuchotements étonnés : 

    -          Lequel est Adrien ? me dit mon voisin.

    -          Celui qui n’a pas de grain de beauté sur la joue droite, répondis-je.

    -          Je ne vois pas d’ici.

    -          Attendez un instant, je vais vous le dire. Je suis habitué à les voir tous les jours et je les connais depuis longtemps.

    En effet, ils finissaient de chanter Exil et Retour, un charmant duo de Monpourt, lorsque l’un des deux se retira et l’autre se mit à chanter Geneviève de Brabant, chansonnette comique qui a eu son premier succès avec LevassorMe tournant alors vers mon voisin, je lui dis :

    -          Voilà Henri, ou plutôt Grassot-Lionnet.

    -          Qu’entendez-vous par Grassot-Lionnet ?

    -          Eh oui ! Ne savez-vous pas qu’Henri Lionnet fait le désespoir de Grassot ; qu’il a saisi dans ses moindres détails toutes les mimiques de ce talentueux acteur ; et que Grassot lui-même dit, à qui veut l’entendre, qu’il ne se reconnaît plus depuis qu’il se connaît deux fois ? Aussi, Grassot a juré de se venger. Il veut à son tour imiter Lionnet mais je le soupçonne fort d’être très flatté de cette situation qui lui donne la possibilité d’occuper deux scènes en même temps, celle où il joue en ce moment à la Comédie Française et ici, à Vichy. Sa publicité est ainsi bien assurée.

    Mademoiselle Nagel, chanteuse lyrique, fait aussi ses débuts à Vichy mais malheureusement devant un public assez peu connaisseur. Elle partage la scène avec Mademoiselle Petit-Brière qui a déjà tenu des rôles importants sur nos scènes lyriques parisiennes. Voilà nos artistes pour cette saison, en dehors de ceux qui viendront donner ponctuellement quelques concerts. 

    A l’heure où je vous écris, avant d’aller dîner, Vichy est revenue à ses plaisirs, à ses promenades, à ses courses. Depuis une semaine des pluies continuelles nous retenaient dans les salons. Aujourd’hui, nous avons un soleil magnifique qui a suffi à assécher les chemins et les routes. Nous en avons profité pour partir en excursion. Nous avions retenu deux excellentes voitures attelées de solides chevaux qui nous attendaient près du parc. Dès le matin, nous avions pris notre bain et nos verres d’eau et rien ne nous retenait plus à Vichy.

    Quitter la ville à dix heures du matin, au moment où le parc se fait solitaire, où chacun se cherche lui-même, réfléchit (ou pas), se repose. Suivre l’allée de Mesdames, c’est-à-dire le chemin le plus ombragé de Vichy à Cusset, nos voitures allant au petit trot, comme l’exige le règlement.

    S’en aller, comme dit la chanson, tout le long de la rivière avec quelques dames dont le spirituel caquetage se mêlant au clapotement des eaux fait paraître la chaleur moins lourde.

    Traverser Cusset, ville monotone avec ses maisons du XVe siècle, ses fabriques de drap et celle, renommée, de papiers blancs qui est à la sortie de la ville. Pénétrer enfin dans les Grivats et l’Ardoisière, pastiche des vallons alpestres ou pyrénéens.

    Voilà un moyen efficace de faire diversion au régime lénifiant des curistes.

    Notre vue, à chaque instant, se portait sur de charmants moulins dont les « buveurs d’eau » rapportent toujours quelques gravures dans leurs albums de souvenirs.

    Le Sichon, ce joli petit ruisseau dont parle Madame de Sévigné, suivait notre route dans ses moindres détours. Il se frayait un passage au milieu d’un chaos de rochers immenses, tandis que le bruit de notre calèche allait frapper à tous les échos.

    On apercevait, suspendu au milieu des genêts, quelques chèvres hardies et curieuses, tandis que dans l’anfractuosité d’une roche, une bergère chantonnait un refrain naïf.

    Puis, vers midi, sur la crête dorée de la montagne, de jeunes filles en droguet, quelques gars du Vernet et de Barantan, s’acheminaient vers la fabrique des Grivats.

    Ici, un moulin se dérobe sous un bosquet. Là, adossée à la colline, une maison neuve avec son enseigne en bois de houx, vous avertit que vous êtes encore de ce monde et que, partout où il y a des hommes, le vice établit sa tente : de la taverne sortaient en effet quelques silhouettes chancelantes qui parfois, dans un sursaut, disparaissaient entre les buissons d’une haie…

    Mais, c’était surtout l’installation de la filature de coton dans cette vallée étroite du Sichon qui avait permis l’installation d’une taverne dans un endroit aussi isolé. Le progrès gagnait du terrain partout où l’on apercevait une de ces énormes cheminées à gaz se dresser, sifflante et sévère, et çà et là éparses, des chaumières plus propres, des chemins mieux entretenus.

    Aussi, côtoyant le ruisseau, moitié à l’ombre, moitié sous un soleil brûlant, nous arrivâmes au Goure-Saillant, là où tout à coup, la route se coupe, et tournant brusquement sur la droite, change de rive et vous abandonne.

    Bientôt nos chevaux s’arrêtèrent et il fallut descendre.

    Il faut conquérir le spectacle que vous êtes venus chercher de si loin… Le sentier était étroit et tortueux, bordé d’un taillis dont les branches croisées s’accrochaient dans les gazes des jupons. On percevait, dans le lointain, un mugissement sourd.

    Après deux cents mètres de marche laborieuse, on aperçut dans le clair-obscur de la forêt, à nos pieds là-bas, bien bas, une écume blanchâtre, diaprée de temps à autre aux rayons du soleil : la cascade de Goure-Saillant. Une curiosité dont s’enorgueillit la région au point que les paysans des environs ne s’étonnent plus de voir des visiteurs venus de Paris, de Londres, de Saint-Pétersbourg ou de Pékin, pour admirer cette cascade qui disparaît dans un gouffre insondable.

     Nous reprîmes notre marche. Insensiblement, le chemin descendait légèrement et après quelques minutes, débouchait sur l’Ardoisière, une carrière schisteuse, aujourd’hui abandonnée, mais dont les traces d’exploitation se retrouvent partout… Elle s’appuie d’un côté sur la montagne, de l’autre elle se prolonge par une légère pente jusqu’au bord du Sichon qui, moqueur et hâtif, court sous un berceau de verdure.

    Une clairière toute de gazon nous offrit une halte royale. Quand le soleil disparut derrière la montagne, nous revînmes sur nos pas, fourbus de fatigue, jusqu’à nos voitures où les chevaux nous attendaient patiemment pour nous ramener à Vichy…

    Ainsi, Chère Amie, j’espère que vous estimerez à sa juste valeur le fait que je prenne le temps de vous écrire longuement après une journée aussi éreintante.

    Cela dit, la cloche du dîner vient de sonner. En me rendant à la salle à manger, je laisserai cette lettre au portier ; elle partira avec la malle poste du courrier, demain matin.

     Je vous écrirai prochainement pour vous raconter la semaine que nous aurons passée aux courses à Moulins. Vichy va émigrer pendant huit jours. Les belles courses de Moulins que l’on doit au baron de Veauce, vont avoir lieu les six, huit et dix du mois d’août. Un programme de fête déjà affiché dans tout le département nous annonce des courses de toute sorte, des bals, des fêtes, des spectacles, Strauss et son orchestre évidemment… Enfin tout ce qui peut tenter et attirer les curistes et les touristes en général.

     Pour moi qui ai sans doute lassé votre attention par le flux prolixe de ma mémoire, sans avoir, j’en suis sûr rassasié votre curiosité, j’arrête là ce courrier.

    Souvenez-vous seulement que votre cicérone est toujours heureux quand vous daignez l’interroger.

     Bien à vous.

     Henri de M. 

     

     

     

     

     

     


    [1] Isaac Strauss, chef des bals de la Cour aux Tuileries sous Napoléon III.

     

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  • Commentaires

    1
    Jean-Loup
    Jeudi 7 Décembre 2023 à 23:26

    Une fresque historique extraordinaire, brossée en deux courriers, dans le style de l'époque (ce qui n'est pas si évident). Vous avez parfaitement rendu le contexte historique et culturel de l'époque. L'atmosphère festive et raffinée. Et que dire du luxe d'anecdotes - toutes vraies- car toutes les personnes citées ont existé... On s'y croirait ! C'est fabuleux. Un des meilleurs textes pour rendre compte des fastes de Vichy (Le St Tropez de l'époque). J'aime beaucoup cette période du II Empire si effervescence dans tous les domaines : culturels, économiques...

    J'ai passé un excellent moment. Ce texte pourrait intéresser les organisateurs actuels des fêtes de Vichy, qui se donnent beaucoup de mal pour ces reconstitutions en costume, chaque année.

    Bravo et merci !

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