• In memoriam

    In memoriam 1882 commence chargée de bourrasques et de tempêtes, avec le souci de liquider toutes les folies léguées par l’année qui s’achève au nombre desquelles figure mon deuil de toi, Clémence Maubert, que je place bien au-dessus des querelles politiques à résoudre, du redressement économique improbable de la France, de la pérennisation de la loterie nationale, nouvel opium du peuple et du bon fonctionnement de la nouvelle régie de l’opéra « temple du plaisir délicat » réservé à quelques uns.

    Je quitte Paris. Définitivement.  Avant de partir, je veux griffer une dernière fois la pierre de mon ancienne cellule du Fort de Vincennes où j’ai attendu 6 mois avant d’être sommairement jugé, condamné, en décembre 1871, à dix ans de bagne, déporté à la Nouvelle[1]. Survivant, comme d’autres, comme Louise[2]… bénéficiaires de la loi d’amnistie de 1880.

    Le 18 mars prochain, je serai à Londres pour commémorer l’anniversaire de la Commune[3] célébré chaque année à l’initiative de l’Internationale socialiste. 

    Une dernière visite à notre dernier bastion tombé le 29 mai 1871. Le gardien du fort m’a reconnu. Il m’a laissé entrer sans me poser de question. Dans quelques minutes je prendrai l’escalier de service pour sortir. Ni vu ni connu. Je souffle une dernière fois sur ces ultimes mots gravés. « Dix ans ! P.L. Cmne », (Dix ans ! Pour la Commune).                                                

    Un rai de lumière, entre les volets disjoints, éclaire, efface, souligne, abrège les mots au gré des courants d’air, les signe brièvement, met un point final à cette aventure. Apaisement. Acceptation, enfin.

    Je m’accroupis, dos au mur, fatigué. Des souvenirs m’assaillent. Toi distribuant des tracts, haranguant les passants dans la rue. Ta voix, tes mots m’ont cloué sur place éveillant en moi un écho salutaire à mes ressentis :

    « Deux mois, deux siècles en ces circonstances, ont prouvé l’incapacité des hommes qui ont signé un armistice[4] infâmant pour la France que les Prussiens insolents dévorent en la raillant, au prix de cinq milliards de francs-or de rançon, le coût exorbitant de notre défaite...     Imbécilité ? Trahison ? Qu’importe, le résultat est le même. Désormais, seule l’initiative du courage, du désespoir, du patriotisme, peut sauver la France et Paris. J’en appelle à tous les hommes vaillants ! Les femmes, les vieillards, les enfants eux-mêmes garderont les remparts. J’en appelle à toutes les femmes qui aiment leur patrie, de s’unir à nous, de susciter autour d’elles l’énergie de tous les citoyens. Nous retrouverons tous, la grande âme révolutionnaire qui sut vaincre en d’autres temps, et qui nous fera vaincre encore ».

    Subjugué, je mis, dès ce jour-là, mes pas dans les tiens ce qui ne manquât pas de t’agacer avant d’en jauger tous les avantages. J’étais sergent dans la Garde nationale stationnée au Fort de Vincennes qui, mi-mars, prit le parti des communards. Le 22, les gardes sont rentrés à Paris ne laissant sur place qu’une centaine d’hommes. Agent de liaison entre les deux groupes, je le fus également pour toi, livrant affiches, tracts, et le journal Le Réveil fondé par Delescluze dont tu étais la plus proche collaboratrice si ce n’est le deuxième cerveau. Lui avait toutes les audaces du verbe lors de ses discours mémorables d’abord à la tribune du Parlement puis à celle de la Commune. Toi, tu alimentais son journal. Comme lui, tu savais haïr, déchirer, détruire implacablement. Seule femme journaliste parmi les autres.

    Ton amie Louise te trouvait trop détachée de l’action de terrain, refusant de faire le coup de feu sur une barricade ou de donner un coup de main aux pétroleuses. Elle ne recherchait pas comme toi une vie plus juste, plus égalitaire. L’égalité n’est qu’un mythe ! « La vie c’est la guerre », disait-elle.  Elle te reprochait tes incantations révolutionnaires qui n’étaient que diversion à nos malheurs…  Elle avait raison ; elles ont seulement servi à justifier la violence.  Malgré cela, tu vivais avec tes certitudes, analysait le délire, l’horreur et l’épouvante vécus par le peuple, sans jamais l’éprouver, dans ce qui devint un excès d’épilepsie littéraire. Et, tu m’as laissé croire que tu m’aimais, seulement pour mieux m’utiliser.

    Le combat des idées reste stérile quand il ne s’inscrit pas dans un programme. Delescluze ne l’a pas compris, toi non plus. Lui avait l’excuse d’une vie usée par ses multiples combats. Toi, trop jeune, tu n’as pas eu le temps d’y réfléchir. Sans programme politique, la Commune avait perdu son ferment. Ne restait que la violence. Et la plupart des écrivains, à l’exception de Vallès, Rimbaud et Verlaine, ont pris position avec virulence contre ce qui était devenu « un gouvernement du crime et de la démence », oubliant tout ce qui en avait été la substance : les sacrifices de la population pendant le siège de Paris, les quelques mesures sociales que la Commune eut le temps d’instaurer.

    Le 25 mai, avec le suicide de Delescluze sur la barricade du Château-d’eau, canne à la main, offert aux balles des Versaillais, tu t’es sentie trahie, abandonnée. Avait-il le choix ? Non ! Mais à quoi t’attendais-tu ?

    Repli vers le fort de Vincennes où je t’ai entraînée, hagarde, loin des combats.   Quatre jours de résistance. Le 29, nous nous sommes rendus par la force des choses. Exécutions sommaires.  Incarcération pour les plus chanceux. Les Versaillais voulaient la tête de la Maubert, l’instigatrice, l'inspiratrice. En vain. Disparue, volatilisée avant la reddition...

    Quatre révolutions en quatre-vingt-deux ans. Pour ça ?

    La France est jonchée de débris… L’ambition a fait place à l’envie. L’ouvrier n’en a plus. Embrigadé dans les travaux forcés de l’industrie, il croupit dans l’esclavage.  S’il vient à gagner à la loterie, il fait la une des journaux. Cette divinisation du veinard est de mauvais augure comme l’écrit très ironiquement un journaliste « C’est ainsi que commencent les grands hommes » !

    Voilà l’œuvre des radicaux et de ses intellectuels. Tu avais tout compris ce 28 mai quand tu as décidé de t’enfuir en m’abandonnant à mon sort. Les souvenirs sont ce que l’on en fait, j’ai décidé de sceller les miens dans cette cellule. 

    De l’Angleterre, j’embarquerai vers le Nouveau Monde où les paysages sont encore intacts, où les hommes et les femmes ont le goût prononcé d’une vie personnelle.  « Les immortels principes de 89 » sont excellents dans les péroraisons, ils n’ont jamais été mis en pratique.

    Je n’ai plus le temps d’attendre : Gambetta qui a fui la Commune, est devenu le laquais de M. Thiers. Journalistes et écrivains sont si bien dressés qu’ils évitent de sortir des limites tacitement prescrites.

     À cette époque d’enrubannage général, il pleut des décorations, ça console. Pas moi. Et l’on décore d’autant plus que l’état de la France s’aggrave…

     

     

    [1] Nouvelle-Calédonie

    [2] Louise MICHEL : Institutrice.  Elle fut une figure féminine et radicale de la Commune. Elle a combattu pour instaurer une République sociale et démocratique. Elle a rallié le clan des opposants au nouveau gouvernement. Figure de la Commune, militante anarchiste, symbole de l'émancipation des femmes, Louise Michel connaît encore une célébrité remarquable mais est devenue aussi une figure repoussoir dans les discours contre-révolutionnaires du dernier tiers du XIXe siècle.

    [3] La Commune de Paris : La Commune de Paris est la plus importante des communes insurrectionnelles de France en 1870-1871, qui dura 72 jours, du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871. La Commune est à la fois le rejet d'une capitulation de la France face aux menées de Bismarck lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et du siège de Paris, et une manifestation de l'opposition entre un Paris républicain, favorable à la démocratie directe, et une Assemblée nationale à majorité acquise au régime représentatif. Cette insurrection et la violente répression qu'elle subit eurent un retentissement international important, notamment au sein du mouvement ouvrier et des différents mouvements révolutionnaires naissants.

    [4] Guerre entre la France et la Prusse, ainsi que ses alliés allemands. Elle a débuté le 19 juillet 1870 et s'est terminée par l'armistice signé le 28 janvier 1871.Cette guerre a abouti à la défaite de la France et à la perte de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, ainsi qu'à la proclamation de l'Empire allemand à Versailles. Elle a également conduit à des changements importants dans la carte politique de l'Europe.

     

     

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  • Commentaires

    1
    Jean-Loup
    Lundi 8 Janvier à 19:01

    Un texte court, rythmé, bien écrit, et parfaitement documenté...

    Le rapprochement avec le mouvement des Gilets Jaunes s'impose naturellement ; il faut leur en recommander la lecture : " Le combat des idées reste stérile quand il ne s'incrit pas dans un programme"... /...

    Sans programme politique, la commune avait perdu son ferment. Ne restait que la violence.

     

    Tout est là : c'est ce qui a fait défaut aux Gilets Jaunes, un programme !

    L'Histoire reste riche d'enseignements, encore faut-il s'y intéresser et savoir la questionner. 

    Les Gilets Jaunes devraient lire ce texte et se remettre en question...

    Bravo Anna ! Un texte original, incisif... Tout cela à partir d'un graffiti ! Il fallait y penser !

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